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La postérité musicale des œuvres de Michel Ange

24 / 01 / 2015 | Nadège BUDZINSKI

La postérité musicale des œuvres de Michel Ange

Les poèmes de Michel Ange ont finalement été rarement mis en musique de son vivant. Mais, beaucoup plus tard, certains compositeurs, plus proches de notre époque, ont proposé d’en faire des œuvres musicales [1] :
  Hugo Wolf : Michelangelo-Lieder (3) 1897
  Richard Strauss : Madrigal, opus 15 n°1 1871 environ
  Benjamin Britten : Sonnets of Michelangelo (7) op22 1940
  Dimitri Chostakovitvh : Suite sur des sonnets de Michel Ange, op 145, 1974

Ici, les passages musicaux sont reproduits pour que les professeurs puissent s’en emparer, jouer un court passage isolé pour mieux appréhender la notion musicale travaillée avec les élèves, (une appoggiature, un ostinato, une quinte à vide…)

I.Madrigal, poème de Michel Ange, musique de Richard Strauss

Quelle piste d’écoute pour les élèves ?

Le lied romantique est un genre poético musical dont les problématiques restent proches du madrigal du XVIe siècle ; la correspondance entre les idées poétiques, la sonorité des mots, des vers et leur mise en musique reste l’élément premier pour le compositeur. Bien qu’éloigné chronologiquement, on peut donc proposer aux élèves de travailler à nouveau cette question de la relation texte/ musique.
Traditionnellement, les compositeurs travaillent sur des poèmes en langue allemande ; il sera donc intéressant de faire remarquer aux élèves que Strauss travaille donc sur une traduction du poème de Michel Ange.
A la première écoute, le début du lied semble relativement serein et laisse place à une partie centrale plus tendue. Après avoir rappelé la définition d’un lied, à savoir un poème en langue allemande mis en musique, qui est chanté (le plus souvent par une voix soliste) et accompagné par un piano, cette première écoute permettra d’affiner la question suivante : comment Strauss intègre-il dans sa musique cette part de doute qui émerge progressivement à l’écoute ?

  • forme musicale : Strauss propose une réinterprétation du texte en intégrant un retour du quatrain initial. La forme musicale obtenue correspond donc au schéma A B A’. La partie centrale, qui regroupe les vers 5 à 10, contraste par son caractère plus tendu et instable. Le retour littéraire et musicale semble conforter l’idée d’abandon à la passion amoureuse auquel le narrateur se plait à se soumettre, lui procurant cette sensation d’apaisement.
  • instabilité dès le premier quatrain : sur la partition, Strauss a introduit l’indication « tranquillo  » et les premières mesures du lied épousent volontiers cette impression de sérénité initiale. Quelques notes au piano suffisent à introduire la voix dans un tempo assez modéré, dans une nuance feutrée, « piano » (la même note est énoncée au piano, une simple octave et ensuite la voix entre à l’unisson). Un ostinato rythmique (un enchaînement rythmique répété) se met en place, à savoir un flot continu de doubles croches, métaphore éventuelle du battement régulier du cœur du narrateur.

Pourtant, ce calme apparent est bousculé, altéré dès que le narrateur évoque « Dies Herz das liebt und glaubt » ; l’ostinato rythmique est brisé, et la voix atteint un premier sommet dans l’aigu (elle atteint un ré bémol) soutenu par un accord dissonant (un accord de septième diminuée) [2] . Un nouveau rythme apparaît, la syncope (procédé rythmique qui consiste à jouer une note ou un accord sur un temps faible et à la prolonger sur le temps fort, créant des effets de décalage et de perte de repère), symbole de l’instabilité et du doute, alors que la main droite reproduit tel un écho le premier cri déchirant du narrateur sur les mots « dies Herz ». Plus subtil et que nous complétons en ayant bien conscience que les élèves auront quelques difficultés à l’entendre, il y a dès le début du lied une incertitude quant à la tonalité. Le premier accord qui émerge de la note initiale est un accord d’ut mineur (mesure 2) et il faut cependant attendre l’apparition du si bémol à la basse (mesure 4) pour se rendre compte que la tonalité principale est en réalité mi b majeur : incertitude tonale qui donne à entendre l’anxiété du narrateur.

Le compositeur joue sur l’ambiguïté entre le calme et la certitude souhaitée par le narrateur et l’inquiétude ressentie :

  • jeu entre la stabilité de l’ostinato rythmique initial, le flot de doubles croches continues et le rythme de syncope, qui introduit de l’instabilité et qui contamine toute la partie centrale du lied.
  • jeu entre le récit serein du narrateur, dont la ligne vocale est initialement dans un ambitus modéré, fondée sur des notes conjointes qui reviennent toujours autour de l’axe symbolisée par le note sol ( la note initiale) et une ligne vocale qui s’émancipe, se rapproche du genre de l’opéra avec des accents dramatiques et des sauts d’intervalles qui à chaque apparition mettent en valeur des mots clés du poème (Herz, Groll, Strahl, aboutissant au climax, sur le mot Lebenssaft) ; chaque saut marque l’emphase lyrique car chaque saut permet de conquérir de nouvelles notes aigues jusqu’au point culminant.
  • Le langage musical contribue aussi à renforcer ces impressions : la stabilité initiale est progressivement remplacée par un parcours tonal très changeant, mouvant dans la partie centrale, chaque saut mélodique est renforcé par un accord dissonant et les vers « Wenn deines Auges…. Die Kraft ? » sont chantés sur une ligne mélodique chromatique, qui depuis la Renaissance, est employée symboliquement pour exprimer la douleur, l’angoisse, le désarroi.
  • La perception du temps : Strauss peut jouer aussi sur la perception temporelle. Certains mots sont chantés avec des effets de précipitation, rendus par l’apparition de valeurs rythmiques plus courtes (des doubles croches, des triples croches, des doubles croches pointées) mais il peut aussi donner l’illusion d’étirer le temps, de le suspendre momentanément en restant sur le même accord sur plusieurs mesures (début de la partie centrale, mesures 15 à 19).
  • Le rôle du piano : le piano reste un soutien qui double la partie vocale à la main droite. Mais il a aussi une fonction de « peinture des affects » du narrateur. Il fait entendre par exemple le rythme qui accompagne les sauts lyriques dans le grave, tels des échos qui réapparaissent ponctuellement. Il souligne aussi les différentes parties musicales avec ses interludes et son postlude.

Si Strauss éclaire ce texte poétique de manière équivoque entre doute et recherche de quiétude, le retour de la partie initiale, pour laquelle le compositeur a gommé toute trace de tension musicale, permet de donner une fin lumineuse à ce petit périple amoureux.

Conclusion  : ce lied appartient aux premiers recueils de lieder que Strauss a mis en musique. Pourquoi s’intéresser à ce texte de Michel Ange ? Pourquoi proposer de mettre en musique un texte si éloigné chronologiquement et qui n’était pas en langue allemande ? La démarche est assez originale car la plupart des compositeurs romantiques de lieders ont puisé majoritairement dans la poésie allemande de leur époque. Strauss ne s’est cependant pas exprimé en la matière…

II.Écoute comparative Alles endet, was entstehet, poème de Michel Ange, musique de Wolf.

Si Madrigal de Strauss a été composé dans la jeunesse du compositeur, il en est tout autrement de ce cycle Michelangelo-lieder car ce sont les dernières compositions de Wolf avant que ce dernier ne bascule dans la folie et l’aliénation. Il comporte 3 lieder et nous proposons de nous attarder sur le lied central. Si Wolf a mis en musique des poètes allemands comme Goethe, Heine, Eichendorff…, il a aussi recherché d’autres horizons poétiques et a laissé des lieder sur des poésies italiennes et espagnoles (Spanisches Liederbuch et Italienisches Liederbuch). Il semble assez évident que les poèmes de Michel Ange l’ont touché, ému et ont trouvé un écho psychologique en l’état où il se trouvait en 1897.
Telle une vanité musicale, cette pièce est d’une très grande noirceur et son caractère dépressif n’échappera pas aux élèves dès la première écoute. Le texte est crépusculaire, renvoie à une réflexion sur la condition humaine, une méditation à l’approche de la mort.

Quelle piste d’écoute proposer aux élèves ?

Comment Wolf parvient il à rendre cette impression crépusculaire ?

  • un tempo très lent (« langsam und getragen »), qui donne une impression de statisme, surligné par des ralentis.
  • Une écriture vocale qui se complet dans la tessiture grave et qui épouse des courbes mélodiques descendantes, symbole de ténèbres et de douleur. On peut éventuellement faire aussi remarquer que les voix graves étaient traditionnellement rattachées aux personnages âgés et d’une grande sagesse à l’opéra.
  • Si le débit vocal syllabique met en valeur le texte et sa signification, il repose aussi sur une ligne mélodique sobre, avec des notes conjointes ; c’est le dépouillement qui est éclairé.
  • Une écriture du soupir : on ressent une certaine fragilité dans l’écriture vocale, qui est relayée par le piano. Une cellule musicale y contribue, entendue dès les premières mesures, représentant comme une signature de ce lied. Simple cellule de deux notes, ascendantes, proches (à distance d’un demi ton), avec une appui sur le première (durée plus longue), cette embryon mélodique est une appoggiature (note étrangère appuyée et expressive, située un degré au-dessus ou au-dessous de la note constitutive et qui se résout sur cette dernière) qui va accompagner tout le lied. Elle est interrompue par un silence éloquent.
  • la forme musicale : comme chez Strauss, Wolf reprend les premiers vers du poème à la fin du lied ce qui ici donne une tonalité finale très ténébreuse, obscure, et tragique. Dans le postlude pianistique, la cellule du soupir est inversée (courbe descendante) et tout s’achève sur un accord de quinte à vide, un accord sans tierce (emblème religieux ? archaïsme au service d’un calme éternel ? …)
  • Cette « nudité » de l’accord final accompagne aussi les mots « und nun sind wir leblos hier  » : le piano double simplement la partie vocale ; cette écriture monodique (une unique mélodie est entendue) contraste et donne une impression glaciale à l’écoute.
  • Comme chez Strauss, Wolf emploie un langage musical instable, chromatique. Si ce langage est le fruit de ce XIXe siècle finissant (héritage Wagnérien et Lisztien), il est cependant évident que certains passages sont surlignés pas des dissonances très rudes telles que « Alles, alles » entendu la seconde fois et lors du retour final. Le mi frotte avec le mi dièse, le do dièse frotte avec le ré bécarre.
  • amplification de la cellule du soupir : à la main gauche, la cellule est étirée et surlignée par un rythme pointé, qui peut rappeler la marche funèbre. Ce passage en lui-même peut être envisagé comme une référence au début du 3e acte de Tristan et Isolde de Wagner, compositeur apprécié de Wolf (présent aussi dans les Wesendonck lieder de Wagner). Ce 3e acte conduira les deux héros à une mort irrévocable.
  • l’unique passage illuminé : comme Schubert dans ses lieder, Wolf chante de mode et éclaire l’évocation du passé par le mode majeur (« Menschen waren wir ja auch ») alors que l’ensemble du lied baigne dans une atmosphère mineure.

III. Écoute : La Nuit, 9ème mélodie extraite de la Suite sur des sonnets de Michel-Ange, op 145, 1974.

La suite sur des sonnets de Michel Ange est une œuvre qui a été commandée par le régime soviétique au compositeur pour célébrer le 5e centenaire de la mort de Michel Ange (1975). Chostakovitch a réalisé un choix personnel en constituant une suite de 11 mélodies (initialement pour piano qu’il orchestre dans un second temps), mélodies qui reposent sur des poèmes de Michel Ange. On y trouve 8 sonnets, un madrigal, une épitaphe, 2 épigrammes (réunis dans la même mélodie) et un dialogue. Chaque mélodie dispose d’un titre attribué par le compositeur et 3 thèmes transparaissent : l’amour, la relation de l’artiste et du pouvoir et la mort.

Déroulement du cycle : Vérité- Matin- Amour- Séparation- Colère- Dante- A l’Exilé- Œuvre- Nuit-Mort- Immortalité.

  • La mélodie La nuit est particulièrement intéressante. Elle se présente sous la forme d’un dialogue entre Giovanni Strozzi et Michel Ange. Le compositeur a donc disposé d’une triple source d’inspiration : le quatrain de Strozzi, le quatrain de Michel Ange et la sculpture appartenant au tombeau de Julien de Médicis. Comment dépeindre musicalement un univers nocturne ? Comment la statue de Michel Ange est elle perçue par Chostakovitch  ?
  • Thématique de la nuit et de son ambivalence : nuit apaisante qui invite au recueillement et à la réflexion mais aussi nuit inquiétante qui réveille certaines terreurs, dans la lignée romantique.
  • Dépeindre un univers nocturne : mélodie nue, dépouillée, un accompagnement qui reste dans l’ombre (orchestration légère, cristalline et aérienne : cordes frottées associées à la harpe ; un cor solo, célesta) ; un tempo lent, sensation de temps suspendu, une écriture vocale proche du murmure sauf pour évoquer le règne de l’infamie et de l’horreur où les accents deviennent naturellement plus pathétiques mais c’est une douleur qui reste contenue.
    Les textes de Michel Ange ont trouvé un écho autobiographique en Chostakovitch ; le cycle renvoie à la situation personnelle du compositeur : l’ensemble du cycle sonne comme un choix autobiographique, une rétrospective de son existence qui témoigne de la solitude, de l’isolement du compositeur, en particulier face au pouvoir soviétique dont il a été une victime (bien que reconnu officiellement comme le compositeur soviétique par excellence, fêté et récompensé, Chostakovitch a vécu dans la terreur d’être arrêté et exécuté comme de nombreux amis artistes qui ont progressivement disparu autour de lui). Il s’auto cite musicalement (emprunt de mélodies) et signe aussi la partition de ses initiales (DSCH = ré / mi bémol/ ut / si). C’est aussi un cycle crépusculaire, comme chez Wolf, écrit alors que le compositeur est déjà assez âgé (il meurt à 69 ans en 1975) et cette suite de mélodie compte donc parmi ses dernières œuvres. D’autres mélodies du cycle peuvent être exploitées dans un jeu de comparaison. Citons Vérité, adressée au pape Jules II [3]

Proposition de comparaison entre La Nuit de Chostakovitch et Il Pensieroso de Franz Liszt

Il Pensieroso de Franz Liszt est une pièce pour piano, qui est intégrée au cycle des Années de Pèlerinage. C’est une méditation musicale à partir de la sculpture du tombeau des Médicis représentant le duc d’Urbino, Laurent de Médicis, qui adopte une attitude introspective de penseur. On pourra proposer aux élèves de s’interroger sur la nature exacte de cette pièce instrumentale : transposition musicale, transcription subjective, poème pianistique ?

La pièce musicale sonne comme funèbre, ténébreuse et tourmentée, douloureuse. Plusieurs procédés musicaux y contribuent tel le registre grave largement sollicité, le rythme pointé qui évoque la marche funèbre, le tempo lent, la tonalité mineure, les lignes basses sinueuses et chromatiques. Cette partition est enrichie d’accords tendus ou dissonants telles des quintes diminuées ou augmentées, des accords de 9e… [4]

Post Scriptum :

Les Flandres et la France ont représenté un foyer musical essentiel.

[1Liste non complète ; on songe à Dallapicolla par exemple…..

[2Depuis le XVIIIe siècle, cet accord de septième diminuée a été employé par les compositeurs pour créer ou souligner une tension spécifique (en particulier dans les opéras).

[3Vérité
« Seigneur, s’il est proverbe antique qui soit vérité,
C’est bien celui qui dit : « Qui peut, jamais ne veut ».
Tu as cru à des fables, à des paraboles,
Tu as récompensé l’ennemi du Vrai.
Je suis et fus toujours ton serviteur fidèle,
A toi je fus donné comme rayons au soleil,
Mais de mes jours tu n’as ni souci ni pitié,
Et plus je m’efforce et moins je te plais.
Jadis j’espérais m’élever par ta propre hauteur,
Fort du poids de justice et de la puissante épée,
Et pas seulement de la voix d’Echo.
Mais qui s’attache à la vertu qu’on trouve en ce monde,
Le Ciel le méprise, tel celui qui s’en va cueillant
Des fruits aux branches d’un arbre sec. »
, Colère, A l’Exilé, Œuvre, Mort et Immortalité.

[4On ne peut que renvoyer pour une étude complète de cette pièce (et de la Notte de Franz Liszt qui est une nouvelle version à partir du Pensieroso) aux travaux bien passionnants de Laurence Le Diagon-Jacquin. Voir LE DIAGON-JACQUIN, Laurence, « Du modèle Michelangelesque à la Notte en passant par Il Penseroso : une analyse comparée des œuvres de Liszt d’après Panofsky », Analyse Musicale n°65, Thème Anniversaire Franz Liszt, septembre 2011, p 85 à 96.

 

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